Kolkhoze
Le respecté Emmanuel Carrère, sa mère immortelle, leur histoire familiale romanesque… il y avait là tous les ingrédients d’une saga hagiographique et lourdement introspective. Il n’en est rien parce qu’Emmanuel Carrère adore sa mère tout en la défiant. Sa quête de vérité l’incite à prendre la posture d’un observateur avisé et critique (merci Yourcenar).
On pourra lui reprocher d’avoir une fois de plus vidé les archives familiales. Il se trouve que la réalité surpasse souvent la fiction. À quoi bon inventer l’histoire d’une famille quand sa famille a autant croisé la grande Histoire et qu’en la racontant, on en tire un récit aussi libre que passionnant ?
Si la figure d’Hélène, héroïne autoritaire, domine le récit, celles des personnages secondaires, sont les plus attachantes. J’ai aimé l’oncle Nicolas, les fidèles serviteurs de la Géorgie que sont Levan et Salomé et puis Louis, le père qui survécut dans l’ombre d’une femme dont il admirait le talent, la volonté et dans son sillage, cette aristocratie russe digne et déchue.
Il y a, dans la vie d’Hélène, des moments de gloire : le dîner des régicides, les avances du pilote afghan, les séjours officiels au grand hôtel de Moscou et bien-sûr, le passage chez Pivot. Des moments d’égarement aussi, que son fils souligne avec malice : une forme de complaisance à l’égard des collaborateurs, un goût prononcé pour les ors de la République et surtout, une coupable indulgence envers Poutine (« Il n’est pas fou, Poutine, il ne va quand même pas envahir l’Ukraine »).
Ce livre est un voyage empreint de nostalgie au cours duquel on fait de belles rencontres littéraires : Nabokov (p46), Tolstoï (p86) et Dostoïevski (p294, p470). On y trouve aussi des passages éclairants sur les clichés qui font l’âme russe, la dissonance cognitive caractéristique de l’Union Soviétique, l’arrivée au pouvoir des oligarques et surtout, l’analyse in vivo de l’invasion de l’Ukraine (p420-440).
Une déclaration d’amour pleine de tendresse et de lucidité avec un final réussi, à l’image de la mère de l’auteur.
Appréciation : 🌹🌹